Hommage à Umberto Eco

« Eco Qui Pro Quo », par Paolo Fabbri

« Pour Umberto Eco », par Denis Bertrand

unberto-eco

Eco Qui Pro Quo

Paolo FABBRI

Quelle énigme mystérieuse que l’homme !

Sherlock Holmes, Le signe des quatre

Mythogonie 

Notre époque est révisionniste : nous repartons à reculons, du post- au pré-, à pas d’écrevisse. Mais ce faisant, nous nous heurtons aux faits de dos. Le grand mérite de ce livre[1] est qu’il nous aide à nous retourner et à regarder son objet de face : la mythogonie d’Umberto Eco.

Il nous ramène aux prémisses et aux fondements de l’intellectuel italien contemporain[2] le plus connu au monde, ou si l’on préfère, à l’intellectuel planétaire le plus connu en Italie. Puisque la célébrité simplifie, la physionomie de la célébrité conduit à la caricature : Eco est l’homme qui en savait trop, le docte encyclopédiste qui a anticipé l’arrivée de Google et de Wikipedia – lesquels rendent inutiles les encyclopédies privées mais plus nécessaire leur utilisation créative. […]

La méthode

[…] Elle saute aux yeux […], l’idée d’appliquer la méthode sémiotique[3] à un célèbre sémioticien. Cependant il ne s’agit pas là d’un divertissement – l’arroseur arrosé­ – ni de la dissémination impressionniste de « connotations, comme poussière d’or » (Barthes). […] De fait, Eco a montré un intérêt constant pour les miroirs, pouvant ainsi s’observer d’un regard extérieur. Et l’ouvrage de Cogo[4] est le contraire d’une autobiographie : une hétérobiographie mythique qui introduit toutefois beaucoup d’éléments rhizomiques entre les arbres de la généalogie officielle.

La situation

Ces années-là – entre les années cinquante-cinq et les années soixante-quinze – sont celles où Eco commence à travailler à la toute nouvelle industrie culturelle, d’abord à la Télévision d’Etat puis à la maison d’édition Bompiani. Années de formation pour le bildungsroman de notre héros et pour une nouvelle culture italienne, la rénovation de son canon et de sa doxa. […]

Eco n’est pas seul : il fait partie d’une génération intellectuelle – dont le Groupe 63 a été l’expression – très agressive envers la précédente. Appartiennent à cette génération des figures comme Gregotti, Gae Aulenti, Sanguineti, Balestrini, Scalfari, etc., qui jouent encore un rôle culturel majeur alors que la génération qui a suivi a perdu son tour entre utopies politiques, évasions dans la drogue et dispersions globalisées.

Suivant l’esprit du temps, dans ses Pastiches et Postiches (« il verri », 1959) Eco écrivait alors une Esthétique des parents pauvres, dans laquelle il établissait une liste de « recherches possibles : évolution du trait graphique de Flash Gordon à Dick Tracy ; existentialisme et Peanuts ; geste et onomatopée dans la bande dessinée ; schéma standard des situations narratives ; influence de l’écho magnétique dans l’évolution de la vocalité après les Platters ; utilisation esthétique du téléphone ; esthétique du match de football ». Et il va ainsi son chemin, écrivant sur la BD et sur la télévision jusqu’à Apocalittici e Integrati (De Superman au surhomme), 1964, livre aux initiales prophétiques (A. I.)[5] où la sémiotique était posée comme le liant du rhizome encyclopédique. […]

Cette « dominante » de la personnalité sur la diversité des contenus réfute la supposée polyèdricité d’Eco, ces facettes multiformes qui le rendraient différent selon le point de vue. C’est précisément le contraire : Umberto Eco est un fractal, un objet géométrique qui ne change pas d’aspect selon les positions d’observation. Sa personnalité créatrice se retrouve intacte dans chacune des activités mouvantes qu’il développe. […]

QuiProQuo

La matière narrative d’Eco est démultipliée et réfléchie par le mécanisme socio-culturel du QuiproQuo (QpQ). De fait sa carrière, surtout à ses débuts, a été riche de malentendus. Expliquons-nous : chaque succès est dû à des choix intentionnels comme à des refus collectifs. Eco n’avait aucune formation en matière de médias écrits ou visuels ; universitaire engagé dans la recherche hard – l’esthétique médiévale –, il aurait planifié une carrière académique si Luigi Pareyson, un mandarin de l’esthétique avec lequel il voulait travailler, ne lui avait préféré Gianni Vattimo.

Le QpQ est un coup de chance. D’abord inaperçu, car Eco a commencé à travailler dans le monde de l’édition et des médias presque furtivement, souvent sous un pseudonyme : Dedalus, personnage de Joyce bien sûr, mais aussi concepteur de labyrinthes (Le nom de la rose). Par sa manière d’avancer masqué, Eco est souvent devenu un labyrinthe pour les autres. Sherlock Holmes à l’envers, il a cherché à perdre ses propres traces et ce faisant s’est retrouvé dans des rôles et des positions qu’il n’avait pas prévus. Une virtualité qui parvient à s’actualiser en fonction du potentiel des situations.

Exemple parmi d’autres, le succès de Apocalittici e Integrati[6] : dans sa préface à la réédition du livre, Eco affirmait qu’il pensait « ne rien dire de nouveau mais faire simplement le point sur un débat arrivé à maturité » et qu’en revanche il « prenait par surprise les moins informés » et révélait le lieu de rencontre entre « conservateurs amers et progressistes en tension ». Il lui est arrivé souvent la même chose avec Le nom de la rose, texte chargé de citations locales et personnelles qui, grâce au solide échafaudage de la detective story, a fini par devenir un classique planétaire.

Talent et Sémiosphère

A celui-ci comme à d’autres QpQ[7], Eco a répondu avec son talent propre, réussissant, encouragé par les regards des autres, à braver les exigences imprévues d’être pris pour quelqu’un qu’il n’avait pas l’intention de devenir. Le « talent » est, par son étymologie, désir et habitude, et celui d’Eco est un talent opportun qui sait cueillir, en combinant travail et divertissement, les moments, les lieux et les personnes justes, et orienter leurs virtualités et leurs inclinations. Il a ainsi contribué à saisir les traits fondamentaux de la période que le livre examine.

Umberto Eco n’est pas un code breaker (brise-norme ou casse-code). Il n’a peut-être pas imposé de grandes innovations théoriques, quoique L’œuvre ouverte soit toujours une référence en esthétique et un modèle pour la « fuite des interprétants » de sa sémiotique. Son rôle a été en revanche décisif pour susciter de véritables mouvements tectoniques à l’intérieur de la culture italienne et, au delà, internationale. Pas de ruptures épistémologiques mais des plis, des inflexions et des déplacements d’accent dans la sémiosphère qui ont modifié les hiérarchies et redéfini les critères traditionnels de la domination culturelle. Eco a fait pour la culture ce que les futuristes voulaient accomplir avec les vers : faire muter le phrasé classique de la pensée. Sans Eco, ce déplacement n’aurait pas eu lieu, ou en tout cas beaucoup plus tard et de manière différente. Son trait mythique mérité est celui de Personnage Conceptuel (Deleuze).

Le contemporain : présence et opportunité 

[…] Sa présence active dans l’actualité contemporaine questionne le problème de la présence et de la contemporanéité. […] Dans ses tactiques de coprésence, Eco s’est montré très différent des avant-gardes dont les stratégies sont de suspendre ou de renier le présent au nom du futur. Lui au contraire se contextualise dans le présent. En termes sémiotiques, ses textes sont, surtout, générateurs d’un contexte dont il a toujours su faire bouger les frames. C’est ainsi que le sémioticien rigoureux, le théoricien de l’avant-garde, a redéfini avec son style romanesque le mouvement postmoderne. Encore un QpQ ?

Etre contemporain implique une sensibilité aiguë au moment opportun. Les intentions ne suffisent pas : il faut de la chance et de l’à-propos, c’est-à-dire la capacité de reconnaître l’occasion et de la saisir au passage. Comme au surf, savoir prendre la vague. Eco est un golden surfer : il sait, avant tout le monde, reconnaître les bonnes vagues ou faire croire qu’elles existent. […]

Avec ironie

[…] Eco est un Esope brillant ; pas un intellectuel qui prétend dire le dernier mot au nom du tout, comme Sartre l’a été ou comme a essayé de le faire Foucault à l’occasion de la révolution iranienne, lorsqu’il a soutenu le Mai 68 clérical de Khomeiny.

De fait, Eco n’entend pas délivrer aux autres toute la vérité et rien d’autre que la vérité, parce qu’il n’est pas l’intellectuel du concept ultime mais celui de la pensée pénultième. Il sait que d’autres viendront après lui et pour cette raison il se reconnaît davantage dans le partage que dans la dissension, comme le prouve son infatigable mémoire pour les citations érudites et pour les petites histoires, pas toujours très relevées, avec lesquelles se crée une communauté du souvenir. […] Sa mémoire est ésopique, dans la mesure où elle a pour objectif la transmission d’une morale frappée au coin d’un bon sens parfois inattendu, mais véhiculée sous forme ironique et humoristique. […] 

Un style brillant

[…] Selon moi, le génie d’Eco réside surtout dans sa capacité à doser sa mémoire ésopique à des fins morales. Il y a des moments propices pour cela et d’autres où ça n’est pas possible. Eco sait que si l’on est toujours intense on ne produit pas d’éclat ; il faut des pauses dans la présence pour s’emparer du moment juste et exercer opportunément ses qualités propres. Une capacité à faire jaillir et à saisir le momento, pour en faire un memento […]

Style écrit et oral. Eco est encore un homme du médium écrit à partir duquel – comme du reste McLuhan – il explore et théorise les autres médias. Pourtant, dans l’exercice de ses nombreuses qualités, Eco est aussi un professeur. Or, Barthes soutient que les professeurs sont avant tout oraux, parfois verbeux, et qu’il faut les différencier des intellectuels, lesquels sont des professeurs qui écrivent ; tous deux sont différents des écrivains qui travaillent à l’intérieur de la langue. Umberto Eco là encore fait exception : c’est un écrivain à succès qui enseigne. Il arrive souvent qu’on l’écoute, non pas pour ce qu’il dit, mais pour la réverbération de son mythisme. […]

Conclusion

[…] Bien sûr, comme l’observait Baudrillard, il est aujourd’hui d’autant plus difficile de faire de l’ironie que les choses sont devenues ironiques et que les maîtres à penser sont devenus des prêts à penser. Les intellectuels – à l’exception des scientifiques ? – semblent privés du pouvoir d’expérimentation et de transformation : leurs opinions, consommées au rythme des médias, semblent sans influence sur les choix politiques et culturels (les mêmes personnes qui trouvent Eco très brillant quand il « se moque » de Berlusconi, votent ensuite pour Berlusconi).

Qu’est-ce qui est arrivé ces dernières années ? La thèse d’Eco, le sens de son « kairos », est que le paradigme culturel est reparti en arrière, à pas d’écrevisse. Que lui reste-t-il à faire, alors ? […] Au mieux, récupérer […] la force illocutive de contextualisation qui ne lui manque pas ? Comme la reprise à trente ans de distance d’une revue telle que Alfabeta, qui a orienté la culture d’une génération.

Et finalement : si personne d’autre n’a su prendre comme lui le vent et conduire le navire au port, quel en a été le tonnage ? Quelle est l’importance de ce qu’il a transporté ? Aux contemporains de juger. Sanction difficile, selon moi, mais c’est le cas d’en faire un cas.

Extraits de l’« Introduction » de Paolo Fabbri à Michele Cogo, Fenomenologia di Umberto Eco. Indagine sulle origini di un mito intellettuale contemporaneo, Bologna, Baskerville, 2010.

Traduction : Juan Alonso et Denis Bertrand

[1] U. Eco, A reculons, comme une écrevisse, Paris, Grasset, (trad fr.) 2006. (NdT)

[2] A titre d’illustration il suffit de regarder la “carte” des doctorats honoris causa remis a Umberto Eco au fil des années.

[3] Pour qui est familier de cette discipline, il est plus curieux encore de voir appliqués les instruments de la sémiotique générative à l’un des principaux représentants de la sémiotique interprétative. Mais ceci est un divertissement d’universitaires, rien donc de vraiment amusant.

[4] Michele Cogo, Fenomenologia di Umberto Eco. Indagine sulle origini di un mito intellettuale contemporaneo. Introduzione di Paolo Fabbri. Bologna, Baskerville, 2010.

[5] A.I. : Artificial Intelligence. (NdT)

[6] Titre heureux imposé par l’éditeur Valentino Bompiani : QpQ ?

[7] Il devait bien avoir quelque chose en commun avec Mike Bongiorno, non ? Mike a été un maître du qui pro quo verbal, souvent apparemment de manière inconsciente. (Introduzione a Michele Cogo, Fenomenologia di Umberto Eco. Indagine sulle origini di un mito intellettuale contemporaneoop. cit.)

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POUR UMBERTO ECO

   Au nom de l’Association Française de sémiotique et aussi, bien sûr, en mon nom propre, je voudrais partager avec tous nos amis italiens la peine de la séparation au moment où nous venions, avec Jacques Fontanille, d’inviter Umberto Eco à venir ouvrir par une conférence inaugurale l’hommage que nous allons rendre à Algirdas Julien Greimas en 2017 au palais de l’Unesco à Paris, pour le centenaire de sa naissance. Je voudrais évoquer en quelques mots notre lien transalpin, si profondément ancré, et la reconnaissance réciproque de sémiotiques pourtant distinctes.

   Au terme du recueil d’hommages qui lui étaient rendus à Cerisy-la-Salle en 1996, Umberto Eco écrivait : « Je crois que l’un des désirs les plus répandus chez les êtres humains est celui d’assister à ses propres funérailles ». Et il ajoutait quelques lignes plus loin que « celui qui assiste à ses propres funérailles a bien évidemment le malheur, ensuite, d’être muet à jamais. »[1] Cette histoire aujourd’hui nous fait gravement signe, à travers son sourire. En elle se condense, non pas tous les aspects de l’œuvre d’Umberto Eco car ils nous feraient entrer dans le vertige de la liste, mais un grand nombre d’entre eux et aussi le tempérament qui habite cette œuvre.

   Le bon mot tout d’abord, qui est la marque du partage humain face à l’abîme et aux limites du sens, par delà la mort ; la volonté de savoir, ensuite, cette hantise de découvrir les significations cachées sous l’imperfection des signes, alors vus de dos, saisis clandestinement, à la dérobée ; la conception du langage, enfin, entre la vérité et le chausse-trappe, entre ses révélations, ses illusions et ses faux semblants. Il le dit lui-même, lorsqu’il se met en quête du lien qui traverse une œuvre aussi formidablement diverse, ce lien qui en assure la cohérence et la fixe sur un socle unique : « Mon interrogation sur la sémiotique (est) de savoir comment nos signes rendent raison de ce qui est ou comment ils nous construisent ce qui n’est pas. »[2] Quant au deuxième volet de ce bref récit fantastique, « le malheur d’être muet à jamais », il est aussi irréel que le premier, mais dans un autre sens. Car la parole d’Umberto se poursuit, se prolonge, se fait et se fera comprendre, toujours vive dans le monde de la lecture, cette « immortalité à rebours » comme il disait. Il entre ainsi, sur un autre mode, dans la grande compagnie de ces cinq mille vies que peut expérimenter un bon lecteur, un modèle de lecteur comme il le fut. D’ailleurs, quand on le lit, on l’entend.

   Tous les commentaires s’émerveillent de la multiplication des rôles thématiques d’écriture dans un seul homme : l’historien, le philosophe, le sémioticien, le romancier, le chroniqueur, l’éditorialiste. Pour nous, c’est sans doute le sémioticien qui prime. Mais avec une particularité qui le rend unique : l’alliance entre la pensée spéculative la plus exigeante et la pensée figurative la plus proche du monde, celle qui fait fourmiller les anecdotes, les dernières blagues et les créations sensibles. Cette alliance ne se trouve pas seulement dans la distribution des différents genres d’écriture auxquels il s’est livré, l’essai théorique ou le roman par exemple. Elle ne se dispose pas comme sur un écheveau rhétorique, entre argument et exemple. Non. Cette alliance se trouve au sein de chacun de ces genres, de chacun de ces textes, intimement nouée à tout instant, faisant écouter la musique particulière de son énonciation. Il y a de la faconde dans le concept, et l’abstraction théorique s’immisce dans le récit le plus truculent. Les deux régimes du sens sont chez lui indissociables.

   C’est par ce fabuleux entrelacs qu’il nous fascine. La traversée de tous les discours de l’époque, savants et populaires, épistémologiques aussi bien que médiatiques, qu’ils soient apparemment abscons ou faussement lumineux, nous fait penser au Rabelais du Tiers-Livre. Ce qui fait d’Umberto Eco un homme de la Renaissance. Et pourtant, dans notre domaine, nous avons pu mesurer au fil des années ce qui séparait la sémiotique interprétative d’origine peircienne qu’il défendait de la sémiotique structurale et discursive, d’origine hjelmslévienne, incarnée par les travaux de Greimas et ouverte aujourd’hui, par ses successeurs, à de nouvelles directions de recherche. Les spécialistes perçoivent les enjeux de débats qui restent ouverts, qu’il s’agisse des problématiques de la référence et du code, du signe et de l’inférence, de l’être, de la cognition et de la perception : c’est à coup sûr en Italie que les débats ont été les plus vifs. Mais à aucun moment il n’y a eu rupture. Avec lui, la polémique était avant tout contractuelle. Et cela est dû, pour l’essentiel, à une passion cardinale dans son œuvre et dans sa vie, qui est aussi une vertu : la générosité.

Denis Bertrand

Président de l’AFS

Paris-Milan, 23 février 2016

[1] U. Eco, « Quelques observations en guise de conclusion », in J. Petitot, P. Fabbri, éds., Au nom du sens. Autour de l’œuvre d’Umberto Eco, Colloque de Cerisy, Paris, Grasset, 2000, p. 581.

[2] Ibid., p. 582.