Paroles de Luisa Ruiz Moreno

En souvenir de Paolo Fabbri

Nous sommes en pleine séquence de la perte, sans aucun doute. Chacun de nous la vit selon ses propres circonstances de vie – du moins il en est ainsi pour moi – et, en ces temps de pandémie, c’est ainsi que le ressentent les différentes communautés d’une manière ou d’une autre. Quant à la nôtre, notre petite grande famille de sémioticiens, c’est ainsi qu’elle vit, je le crois, une fois de plus, le départ de Paolo Fabbri.
Je voudrais rappeler que Paolo Fabbri était venu pour la première fois à Puebla en septembre 1985, accompagné d’Eric Landowski qui lui, était déjà venu. C’est ensemble qu’ils avaient partagé à Mexico City l’expérience unique du fort tremblement de terre de cette année-là. Peu de temps après, nous nous étions retrouvés à Paris au grand Séminaire de Sémantique Général qui fonctionnait à l’époque à la Faculté Protestante. Jean-Claude Coquet, Paolo Fabbri et Algirdas Julien Greimas en présidaient les sessions alors, et il n’était pas rare de les voir arriver ensemble, profitant de l’agréable et intelligente compagnie de chacun. On ne pouvait qu’apprécier combien Greimas était animé par la présence de Fabbri, combien il valorisait ses interventions. Nous étions également les témoins des liens qui se tissaient avec la sémiotique italienne, en particulier avec Umberto Eco. Il ne s’agissait pas seulement d’observer les liens qui se renforçaient entre les maîtres – Greimas et Eco – mais également de noter que Paolo lui-même était un maître plus que hors du commun, un passeur très efficace de la connaissance sémiotique aux jeunes italiens qui, sous sa conduite, pleine d’affectueuse rigueur et d’enthousiasme, se sont formés à l’École de Paris. Fabbri, certes, faisait preuve d’une grande plasticité intellectuelle et d’une ingéniosité créatrice qui transformaient la sémiotique en poétique d’avant-garde, tout en restant avant toute chose un greimassien classique.
En cette année 1985, notre sémiotique en était encore à ses débuts mais Paolo Fabbri est ensuite revenu à plusieurs occasions à Puebla, une fois que notre groupe, le SeS, ait été déjà consolidé. Sa dernière visite parmi nous avait coïncidé avec celle de Louis Panier, un autre pionnier qui lui aussi nous a quitté. Au cours de toutes ces années, ici ou ailleurs, au gré des réunions auxquelles la sémiotique nous convoquait, nous fêtions la rencontre et la continuité de notre filiation sémiotique. Les commentaires que Paolo faisait sur mes travaux me furent toujours précieux, pointus et comme un fer de lance pour la suite de l’analyse du problème posé. À chaque fois, il me signalait qu’il fallait approfondir un point ou un autre. Et il en allait ainsi avec de nombreux sémioticiens et tous, nous nous rendions compte qu’il possédait un incroyable don de communication. Un jour Claude Zilberberg m’a dit : « Je n’ai pas, comme Fabbri, la parole dans la poche, je n’ai pas, hélas, son éloquence ».
Nous nous sommes quittés, toujours sur un dialogue, à l’aéroport d’Albi, en 2015, après avoir participé au Colloque qui avait servi de cadre à la création de FEDROS. Raúl était encore à mes côtés et nous avions partagé tous les trois de longues promenades à travers la ville. C’est là, à l’heure des adieux, que nous avions ri à l’unisson parce que Paolo, sur un ton empli d’humour ironique, s’était exclamé : on discute combien de temps doit durer le comité de direction, qu’est-ce que je peux en dire, moi… combien de temps je peux vivre… à mon âge… cinq ans, c’est beaucoup de temps. Aujourd’hui, justement aux termes de ces cinq ans, je réalise qu’effectivement, c’était beaucoup d’années. De nous trois, il ne reste que moi à présent qui puisse se souvenir de ces rires et, à travers eux, de la générosité et de l’élégante intelligence de Paolo Fabbri, qui vit au plus profond de ses disciples, eux qui à présent alimentent et peuplent la sémiotique contemporaine.

Luisa Ruiz Moreno
Professeure et chercheure au Programme de
Sémiotique et Études de la Signification de l’Université Autonome de Puebla
(Mexique)