Hommage à Desiderio Blanco

Voici un hommage à Desiderio Blanco, professeur à l’université de Lima, décédé le 2 juillet 2022 à l’âge de 93 ans, par des jeunes chercheurs de l’université de Lima et Alain Perusset.

Le parcours intellectuel de Desiderio Blanco au travers de son œuvre

 

Par José García-Contto, Elder Cuevas-Calderón et Alain Perusset. Avec le précieux regard d’Óscar Quezada Macchiavello.

« L’auteur devrait mourir après avoir écrit son œuvre. Pour ne pas gêner le cheminement du texte. » (Eco, 1985, p. 14)

Par cette épigraphe, nous entendons circonscrire tout à la fois le projet intellectuel et la contribution scientifique de Desiderio Blanco. Nous entendons le faire par un survol de son œuvre que nous espérons être aussi rigoureux que cette œuvre même. Nous ne parlerons en conséquence guère de la vie de l’auteur, bien que celle-ci fût constellée d’anecdotes et de récits plus intrigants les uns que les autres, riche en dévouements, en amours et en joies.

Ainsi, pour en revenir à cette épigraphe d’Umberto Eco, il convient d’observer que Desiderio lui-même s’était appuyé sur ces quelques mots pour affirmer l’idée suivante :

Aussi bien la signification que la beauté sont immanentes à l’œuvre. Celles-ci surgissent de l’œuvre et non de son auteur. En ce sens, l’œuvre vaut pour elle-même, et c’est elle qui alors donne sa valeur à l’auteur (« au travers de son œuvre, vous le connaîtrez »), non l’inverse. Il n’est donc pas nécessaire de connaître l’auteur pour saisir le sens de l’œuvre. Umberto Eco a eu exprimé cette idée avec une certaine radicalité.[1] (Blanco, 2004, p. 10)

Désormais, nous pouvons donc laisser l’œuvre de Desiderio acquérir, seule, la valeur qui lui revient. Notre auteur nous a quittés et, comme il l’a envisagé, ses textes et son œuvre peuvent enfin librement cheminer pour prendre leur sens.

De notre côté, c’est sous l’auspice du concept d’énonciation que nous entamerons notre excursion autour de l’œuvre de Desiderio. Il s’agira de se concentrer sur certains des thèmes qui lui ont été chers ; en particulier, sur certaines des approches théoriques qu’il a utilisées, de même que sur les doutes et les interrogations qu’il a adressés à la théorie sémiotique. Ainsi, parmi les grands énonciateurs de ses textes, on retrouve la sémiotique, l’éducation et surtout le cinéma.

En effet, le parcours sémiotique de notre auteur est marqué par une de ses passions, le cinéma. C’est sa curiosité pour le 7e art qui l’a converti en un des fondateurs d’une sémiotique du cinéma, et ce, bien que sa formation en sémiotique fût ultérieure à ses premiers écrits sur cet art. Lorsqu’il a fondé, puis fait vivre les publications de la revue Hablemos de cine, Desiderio a en l’occurrence beaucoup insisté pour que la réflexion laisse de côté les biographies des réalisateurs (ces auteurs d’œuvres filmiques) pour se focaliser plus spécifiquement sur le langage du cinéma, son écriture et les mécanismes qui lui permettent de créer du sens. Il faut dire qu’à l’époque (voire encore aujourd’hui ?) la critique cinématographique se concentrait surtout sur les grandes thématiques abordées par les réalisateurs, que ce soit la politique, l’économie, la souffrance humaine, les intentions ou l’univers « mental » des réalisateurs. Elle ne discutait guère de la forme par laquelle l’image en mouvement déploie une syntaxe particulière – inaugurant une grande syntagmatique des images – ou de la forme par laquelle le cinéma en vient à s’approprier le langage des couleurs et de la lumière.

Le livre Imagen por imagen. Teoría y crítica cinematográfica (1987) rend compte de cette démarche critique et du rôle que le cinéma vient à assumer comme langage, comme mécanisme d’ordonnancement du sens, capable de proposer d’autres façons de concevoir le monde – de concevoir des mondes.

Dans Semiótica del texto filmico (2003), c’est un regard sur le cinéma encore plus rigoureusement sémiotique que Desiderio nous propose. Et si l’auteur, avec la modestie qui le caractérise, annonce que « le lecteur ne trouvera pas dans ce livre des modèles théoriques originaux », force est de constater qu’on y trouve tout de même – à côté d’observations méticuleuses – des raffinements de modèles établis de la sémiotique narrative. Parmi les apports les plus notables : la place que Desiderio octroie au langage du cinéma. En effet, de façon méthodique et détaillée, Desiderio en vient à apparenter le cinéma à un langage. Le langage du cinéma est alors conçu comme une matrice qui permet d’articuler et de construire des récits. Pour le dire encore mieux, le cinéma en vient à être reconnu comme un bâtisseur d’expériences.

Sur le versant théorique, on pourrait aussi mentionner son approche du carré de la véridiction qu’il affine, en proposant au milieu de la catégorie logique (être vs. paraître), un principe de gradualité entre manifestation et immanence (Blanco, 2003, pp. 123-130). Dans le cadre de cette réflexion autour du film Vértigo, on découvre en effet un « croisement » entre un carré sémiotique et un schéma tensif, qui vise à mettre en exergue, d’une part, l’intensité de l’être (l’être peut être plus ou moins intense) et, de l’autre, l’extensité du paraître (le paraître peut être plus ou moins étendu) (Blanco, 2003, p. 143). Desiderio nous invite ainsi à le suivre dans une démarche intégratrice du carré sémiotique de Greimas au sein d’un système graduel, typique des modèles de la tensivité de Zilberberg et de Fontanille.

Comme indiqué, Desiderio présente cette gradualisation du carré sémiotique dans le cadre d’une application des concepts de la sémiotique à la théorie du cinéma, en particulier au vocabulaire de la caméra dans le cadre de la gestion des plans et du cadrage (proximité vs. distance) ou des sens qui se cachent derrière les angles choisis (plongée vs. contre-plongée). Dans les deux cas, la perspective graduelle s’affirme comme un critère qui donne davantage d’heuristique au carré sémiotique lorsqu’on entend analyser le langage cinématographique. À cet égard, une remarque d’ordre chronologique : Desiderio devance d’autres sémioticiens dans ce tournant phénoménologique, puisque ces notes sur le langage du cinéma avaient déjà été publiées antérieurement dans “Figuras discursivas de la enunciación”, avec l’analyse du film Citizen Kane (Blanco, 1988).

En définitive, Desiderio a adopté et assumé une posture analytique cruciale. Il a revendiqué la prééminence du texte sur la « rigidité » des modèles théoriques. Dans les termes d’Óscar Quezada : certes, le texte se théorise, mais surtout la théorie se textualise. C’est cette prémisse qui effectivement caractérise les analyses de Desiderio, tant celles des productions cinématographiques que d’autres phénomènes et objets culturels, comme la messe (Blanco, 2008). C’est enfin cette adaptabilité théorique, qui dépasse de loin sa formation initiale avec Greimas, que Desiderio a mise en œuvre de manière tout à fait didactique dans un des premiers textes écrits en espagnol sur les modèles greimassiens (Blanco, 1980) ; un texte de pédagogie sémiotique incontournable.

Enfin, une autre innovation singulière pour l’appareil conceptuel de la sémiotique se trouve dans un des textes les plus stimulants écrits par Desiderio Blanco avec Óscar Quezada : « Modos de inmanencia semiótica » (Quezada & Blanco, 2014). Dans cet article, le pari théorique a consisté en un déploiement de l’immanence pour former un système composé de plusieurs modes : l’immanence certes, mais aussi l’exmanence, la rémanence, enfin la permanence. C’est un système directement corrélé avec le phénomène de la manifestation (également immanente), ainsi qu’avec la corporéité, entendu que le corps et la chair sont les lieux de médiation de toute production de sens : « En somme, si, en termes d’existence, la sémiose est une médiation corporelle, elle est, en termes d’expérience, une immédiateté charnelle » (Quezada & Blanco, 2014, p. 135).

La production scientifique de Desiderio Blanco laisse une empreinte de rigueur et de cohérence dans le champ de la sémiotique ; elle repose sur des prémisses claires et fondatrices de la discipline. C’est une position épistémologique qui questionne les limites du langage et qui en offre en même temps une compréhension : « Il s’ensuit que rien de sensé ne peut sortir du langage. Mais si rien ne peut en sortir, rien ne peut y entrer non plus. Par conséquent, dans le langage, tout ce qui a du sens est immanent, y compris les différents modes de manifestation[2] » (Quezada & Blanco, 2014, p. 136).

Desiderio explore les limites et les frontières du structuralisme pour finir par les relier à une phénoménologie du sens et du langage plus générale. C’est une réflexion qui nous fait découvrir un Desiderio résolument philosophe, bien que l’auteur ne se soit jamais défini de la sorte. Il existe ainsi des fondements épistémologiques dans les textes de Desiderio, mais aussi dans les multiples traductions qu’il a faites des œuvres francophones de la sémiotique greimassienne : principalement celles de Fontanille, Landowski, Parret, Darrault-Harris et Zilberberg. En effet, la sélection comme la traduction de textes sont une création en soi. En ce sens, les œuvres sémiotiques que Desiderio a choisi de traduire sont indéniablement aussi une proposition de sémiotique intégrative, qui traduisent à leur tour son exigence de rigueur, de cohérence et de méthode. Plus généralement, la perspective que nous laissent ces traductions – et l’ensemble de l’œuvre de Desiderio – est celle d’un engagement en faveur d’une sémiotique clairement interdisciplinaire, mais qui ne se renie jamais : « Chaque discipline doit maintenir la rigueur de son « projet scientifique » (Blanco, 2006, p. 65).

Cette vocation intégratrice, rigoureuse et cohérente, est aujourd’hui plus que jamais vivante dans les analyses de Desiderio, où l’auteur se déplace avec aisance entre les multiples modèles et concepts qu’il a traduits. Ce dialogue critique et exigeant avec les auteurs et les théories sémiotiques est à vrai dire l’énonciateur même de la vocation de Desiderio ; c’est sa voix qui se manifeste encore et toujours dans cette œuvre, laquelle continue ainsi à nous adresser la parole, à nous questionner, à nous défier et, bien sûr, à nous inspirer.

Références bibliographiques

Blanco, D. y Bueno, R. (1980). Metodología del análisis semiótico. Lima: Universidad de Lima, Fondo Editorial.

Blanco, D. (1987). Imagen por imagen: teoría y crítica cinematográfica.

Blanco, D. (1988). Figuras discursivas de la enunciación cinematográfica. Lienzo, 8, 269-311. Retrieved from https://revistas.ulima.edu.pe/index.php/lienzo/article/view/3970

Blanco, D. (2003). Semiótica del texto fílmico.

Blanco, D. (2004). Autor, enunciador, narrador. Lienzo, 25, 9-26.

Blanco, D. (2006). Semiótica y ciencias humanas. Letras, 77, 59-73. doi:https://doi.org/10.30920/letras.77.111-112.4

Blanco, D. (2008). El rito de la Misa como práctica significante. Tópicos del seminario, 20, 43-70. Retrieved from http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1665-12002008000200003&lng=es&nrm=iso&tlng=es

Eco, U. (1985). Apostillas a El nombre de la rosa. Barcelona: Lumen.

Quezada Macchiavello, Ó., & Blanco, D. (2014). Modos de inmanencia semiótica. Tópicos del seminario, 22, 93-107. Retrieved from http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1665-12002014000100006&lng=es&nrm=iso&tlng=es

[1] Texte original : « Dicho de otro modo, tanto la significación como la belleza son inmanentes, surgen de la obra misma y no del autor de la obra. En tal sentido la obra vale por sí misma, y es la obra la que da valor al autor (“por sus obras los conoceréis”) y no el autor el que le da valor a la obra. No es en absoluto necesario conocer al autor para captar el sentido de la obra. Umberto Eco expresa este postulado de manera brutal. »

[2] Texte original : « De donde se infiere que del lenguaje nada de lo que hace sentido puede salir. Pero si nada puede salir, nada tampoco puede entrar. Ergo, en el lenguaje, todo lo que hace sentido es inmanente, incluidos los diversos modos de manifestación. »