Hommage à Göran Sonesson

Voici un hommage rendu à Göran Sonesson, président de l’AISV récemment disparu, et à son oeuvre. Il permet aussi de retracer l’histoire de l’AISV à partir de ses débuts et de son congrès fondateur organisé à Blois en 1990.

 

Hommage à Göran Sonesson

 

Par Michel Costantini.

Par-delà l’émotion et la tristesse profonde dont j’ai fait état auprès des instances de l’AISV / IAVS en apprenant la mort de son président actuel Göran Sonesson, je voudrais honorer tout à la fois sa mémoire et la demande qui m’a été faite de rappeler à cette occasion les grandes étapes d’une histoire où il a pris la plus large part et surtout la plus longue, depuis l’origine jusqu’à cette année : l’histoire de cette AISV, association de sémiotique visuelle pour laquelle il ne cessa jamais d’œuvrer au plus haut niveau, avec toute l’exigence rigoureuse, voire pointilleuse, toute la persévérance presque vétilleuse dont nous le savions capable. Mais c’est sur deux décennies, de la fondation de l’association en 1989 à Blois jusqu’au vingtième anniversaire du congrès fondateur, célébré à Venise en 2010, qu’on me pardonnera de m’attarder – car le rôle de celui à qui cet hommage est rendu y fut le plus décisif –, sans insister excessivement sur les treize années qui suivirent : alors commença une autre histoire, encore ouverte aujourd’hui, où Göran Sonesson tint aussi évidemment sa place, notamment comme président, depuis son élection à Liège en 2015 jusqu’à, malheureusement, son décès en cours d’exercice au début de cette année.

  1. Le pacte de Barcelona (1989-1990)

C’était un temps où la sémiotique visuelle, malgré quelques grands noms, vivait dans une certaine confidentialité, en de nombreux petits îlots isolés de recherche. A Barcelone, lors du IVe congrès de l’Association Internationale de Sémiotique (IASS/A.I.S.), fin mars 1989, je distribuais des formulaires d’abonnement au Bulletin EIDOS, imprimé à l’Université François-Rabelais de Tours où le groupe du même nom proclamait son intention « d’informer les chercheurs du monde entier sur l’évolution des images et de leur analyse », quand vinrent me trouver deux collègues qui avaient déjà bien réfléchi à la question et en ressentaient l’urgence, l’une québécoise – Fernande Saint-Martin –, l’autre suédois : Göran Sonesson, donc. Outre une commune passion pour les images et leur analyse, chacun apportait ses biscuits, la première son aura auprès de divers publics du monde culturel et universitaire et sa connaissance des théories et pratiques sémiologiques de par-delà l’océan, le deuxième le Semiotikprojektet qu’il guidait à l’université de Lund, ses thésards de sémiologie de l’image, et son intégration récente à la commission exécutive de l’IASS/A.I.S.

Le pacte fut vite conclu, dont le contrat portait essentiellement sur la création d’une association permettant, mieux que le modeste bulletin tourangeau, la circulation des informations de la recherche vivante, et plus encore, la confrontation des points de vue divers, tranchés ou nuancés, des obédiences et des dissidences. Ce qui impliquait une quête multiple, recrutement des personnes concernées par un tel projet, organisation d’un événement rassembleur plus consistant que le simple Bulletin, et, pour ce, recherche d’un financement. L’épreuve exigeait entre autres un labeur épistolaire de grande intensité, du temps que le courriel n’existait pas. Les multiples échanges épistolaires avec Göran, entre avril 1989 et novembre 1990, en témoignent : là furent posés déjà tous les problèmes qui devaient ensuite être résolus, plus ou moins. Et si, du côté matériel, l’aide non négligeable du ministère français de la culture, poste alors occupé par Jack Lang, maire de Blois, permit l’organisation du Congrès fondateur, en novembre 1990, en France et dans cette ville, pour tous les autres aspects le rôle de Göran Sonesson fut déterminant, qu’il s’agisse du choix du nom, de la politique des congrès, ou des questions d’édition.

Car, à l’évidence, il ne s’investissait pas de façon purement formelle, institutionnelle ou administrative, mais comprenait les enjeux plus profonds, théoriques, de chaque orientation, de chaque choix. Ainsi, dans l’argumentation concernant le nom de l’association, débat dit du « Sémio-quoi ? » (sémiologie ou sémiotique, visuelle ou de l’image ?), auquel participaient aussi Fernande Saint-Martin et, pour EIDOS, Pierre Fresnault-Deruelle, il tenait à marquer la spécificité, la « centralité » , disait-il, de l’image, contrairement à ce que l’on aurait peut-être pu attendre. La fondation de septembre 1989 porta donc, malgré l’extrême réticence de Fernande Saint-Martin formulée dès juillet, le nom d’A.I.S.IM.  (association internationale de sémiologie de l’image). Cependant quelques années plus tard, afin, entre autres raisons, d’harmoniser les trois sigles, mais aussi sans doute pour mieux marquer le cap et un léger infléchissement des préoccupations de la recherche internationale, le nom devint Association internationale de sémiotique visuelle (AISV, pour l’espagnol et le français, IAVS pour l’anglais). Question congrès, Sonesson passa l’année à aider à distance l’équipe de Blois, qui vit dans ce Ier Congrès l’heureuse sanction du programme résultant du pacte de Barcelona.

  1. Tactiques de survie et stratégies d’expansion (1990-2001)

L’association lancée, le Congrès réussi du moins à la mesure de ses modestes espérances, et … les ressources à peu près taries – malgré les inlassables efforts de Göran pour en obtenir du côté suédois –, restent à organiser le bricolage de la survie, et, si possible, un développement dont on espère, sans trop y croire, qu’il soit pérenne. Et avant toutes choses qu’il garde le cap initial, ce à quoi Göran Sonesson s’attache avec grande vigilance, tant sur la question de l’ouverture nécessaire, la constitution d’un espace de dialogue, l’orientation inter-méthodologique et si possible interdisciplinaire que sur la vocation la plus internationale possible.

Il apparaît alors assez vite que l’essentiel serait de construire et d’augmenter l’importance de l’association par le regroupement périodique des chercheurs, ce qu’on appelle un congrès international. Sous la présidence de Fernande Saint-Martin – deux mandats de 1990 à 1994, durant lesquels Göran demeure un des vice-présidents, sont donc préparés des Congrès optant par nécessité pour la tactique du coucou : s’agréger à une autre manifestation financée plus sûrement. A Bilbao en décembre 1992, le deuxième congrès « profite » des IVe journées de sémiotique organisées par l’Association Basque de Sémiotique sur le thème Sémiotique et nouvelles technologies, le troisième, en juin 1994 à Berkeley, « s’incruste » au sein du Ve Congrès de l’IASS/A.I.S., Synthesis in diversity.

Ainsi commença un nomadisme géographique et langagier auquel Göran Sonesson fut loin d’être étranger – notamment grâce à sa maîtrise des trois langues, anglais, espagnol et français, qui furent d’emblée les trois langues officielles de l’association, indépendamment des ajouts ponctuels de l’idiome local de certains Congrès, portugais pour São Paulo, italien pour Siena, turc pour Istanbul. Les premiers signes de bonne santé apparurent avec les produits dérivés, preuves de maturité : participation de l’AISV en tant que telle aux congrès de l’IASS/A.I.S., en juillet 1997 (VIe, Guadalajara), octobre 1999 (VIIe, Dresden), juillet 2004 (VIIIe, Lyon), ou encore septembre 2009 (Xe, A Coruña), puis congrès européens régionaux en 2011 (Lisboa – qu’organisait Isabel Marcos, présente dans l’aventure depuis Barcelona) et 2014 (Urbino).

Ainsi l’association, à l’orée du troisième millénaire, alliait le centripète au centrifuge, elle était devenue une association de congrès et de revue, c’est-à-dire de rassemblement et de propagande à la fois. Un des soucis majeurs de Göran Sonesson était cette propagation de la recherche. Dès le début, il entreprit d’enrichir le petit EIDOS en l’alimentant d’une livraison très substantielle : sa bibliographie critique occupera les numéros 2 et 4 (fin 1989, fin 1990): certes explicitement vouée à la peinture, mais véritablement élargie à tout ce qui touche de près ou de loin à la sémiotique des beaux-arts, elle fut à juste titre tenue par Umberto Eco pour bien plus générale, consacrée « aux très nombreux écrits sur les signes visuels »[1]

Cependant l’outil restait fragile et insuffisant. Alors Göran s’emploie à transformer le bulletin en revue ; avec l’appui notamment des deux Québécoises les plus actives, Fernande Saint-Martin et Marie Carani, et sur l’impulsion particulière donnée par le nouveau président élu en 1994 à Berkeley, Jacques Fontanille, deux ans après naît VISIO, revue de l’association internationale de sémiotique visuelle. Trente-trois numéros de fort belle facture et de riche contenu, dont la rédactrice en chef Marie Carani délègue la direction thématique de plusieurs numéros à Göran Sonesson, jusqu’à ce qu’adviennent des difficultés de tous ordres et que cesse la parution en 2005.

III. Le troisième millénaire (2001-2023)

A ce moment, Göran réagit et travaille avec beaucoup d’entrain, non sans l’efficace appui de Jean-Marie Klinkenberg, le « président du millénaire », à la mise en place de la « Bibliothèque Visio / Biblióteca Visio / VisioLibrary », dont le premier volume, collectif, La sémiotique visuelle : nouveaux paradigmes, paraît sous ma direction chez L’Harmattan en 2010. Passant volontairement d’éditeur en éditeur, à Paris, Liège, Bruxelles, Milan, Rome, la collection comporte sept volumes dont le dernier « Espace, Sémiotique et Cognition » est édité en 2014 par Isabel Marcos[2]. Néanmoins l’heure était venue de prolonger ce souci de propagation et de diffusion des idées avec les moyens de la communication contemporaine, et, en octobre 2001, Göran est chargé, avec Marie Carani, de créer le site web de l’association, plus particulièrement, dans un premier temps, de rassembler les « idées » des membres du bureau « sur le contenu » à transmettre. C’était à Québec, lors du VIe Congrès de l’association, qui voit donc l’élection de J.M. Klinkenberg, mandat renouvelé à Lyon (2004), Istanbul (2007) et Venise (2010). Durant ces quatre mandats, Göran est le secrétaire général assidu et fidèle du président – lequel a parlé et parlera mieux que moi de ces années, d’un point de vue général et du point de vue plus particulier de cet hommage à Göran Sonesson, dont il a déjà salué l’essentiel, écrivant très récemment sur le site de l’AISV qu’il avait toujours pu compter « sur sa collaboration, franche et critique ».

Depuis toujours partisan de l’ouverture à d’autres positions dans un esprit de confrontation critique, refusant toute fermeture sur la seule problématique de l’image, qu’il tenait pourtant pour centrale, campant – non sans exercer avec conviction voire obstination son regard parfois sévère –, loin de l’exclusion et du dogmatisme (en témoignent en particulier nos échanges dès juin 1989), Göran Sonesson n’en suivait pas moins une ligne personnelle avec grande fermeté. A partir du début des années 2000, il orienta sa recherche de plus en plus vers la sémiotique cognitive – qui comportait d’ailleurs elle-même plusieurs types d’approche[3]–, au point de co-fonder en 2013 l’International Association for Cognitive Semiotics (IACS), association sise à Aarhus, mais qui tint son premier congrès l’année suivante chez lui, à Lund. Elu président au XIe congrès de l’AISV à Liège, en 2015, il contribua évidemment à la thématique du XIIe, accueilli dans son université de Lund en août 2019, et dont l’intitulé proclamait frontalement « Le tournant cognitif de la sémiotique visuelle ». Dans le même temps, il co-signait avec Everardo Reyes une contribution significative sur un autre aspect encore des nouvelles perspectives, renouant d’ailleurs avec ses premières publications (« pictorial semiotics »[4]), « New approaches to plastic language: Prolegomena to a computer-aided approach to pictorial semiotics »[5].

Il nous a été enlevé en pleine activité, puisqu’il préparait à la fois le prochain congrès, le cinquième, de l’IACS, prévu pour la mi-août 2024, comme hôte dans son centre de sémiotique cognitive de Lund, et, comme président de l’AISV, le XIIIe congrès, qui se tiendra cette année à Bogotá sur le thème Sémiotique visuelle et agentivité. Fidèle à la fermeté de la ligne et à la diversité des approches.

[1] La production des signes, « Biblio essais », Livre de poche, 1992, p. 8.

[2] Revue Degrés nº 156-157 hiver 2013 – printemps 2014.

[3] Voir ainsi Jean-Marie Klinkenberg, « Pour une sémiotique cognitive », Linx 44 / 2001, p. 133-148.

[4] Voir son Pictorial Concepts. Inquiries into the Semiotic Heritage and its Relevance for the Analysis of the Visual World, Lund, ARIS/Lund University Press, 1989.

[5] Semiotica, n° 230, pp. 71-95, 2019.