Voici un hommage à deux voix rendu par Jacques Fontanille et Denis Bertrand à Joseph Courtés.
Hommage à Joseph Courtés
Joseph Courtés vient de nous quitter. Il nous avait déjà quittés d’une autre manière, depuis plus de dix ans, très affecté par de nombreuses épreuves personnelles, dont les plus récentes touchaient à la dégradation de sa santé. Son dernier livre, Sémiotique du langage, a été publié en 2007 : nous ne le savions pas, mais c’était un adieu à la sémiotique et aux sémioticien(ne)s. Personnellement, je n’avais plus d’autre contact avec lui qu’à travers le réseau social des moins jeunes, celui qui ne compte pas ses mots. Son réseau d’amis en ligne (plus de 250) comptait bien peu de sémioticiens : trois, dont moi, et les sujets abordés n’avaient rien de professionnel ni de sémiotique.
Joseph Courtés était un homme discret, réservé, et pourtant chaleureux, attentif et généreux. Il avait un réel besoin, pour donner du sens à sa vie, d’adhérer à une cause : avant la découverte de la sémiotique, la cause qui l’animait était la foi religieuse ; ensuite, pendant près de quarante ans, sa cause principale a été la sémiotique greimassienne, la sémiotique structurale en général. Après 2007, je suis certain qu’il avait dédié la troisième partie de sa vie à une autre cause, je le pressentais, mais je n’ai jamais osé l’interroger : c’est peut-être en cela que trop bien respecter la discrétion et le retrait d’un ami ressemble à un défaut d’amitié. Joseph Courtés nous avait certes quittés, mais peut-être l’avons-nous trop facilement laissé se retirer…
Aujourd’hui, le souvenir le plus vif qui me reste de lui est probablement l’un des premiers : Joseph Courtés, assistant d’Algirdas Julien Greimas au sein du Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, était chargé d’assurer l’accueil, la formation et le perfectionnement des nouveaux arrivants dans le GRSL, et notamment ceux qui découvraient le Séminaire de Greimas, rue de Tournon à Paris. Les séances de formation proposées par Joseph Courtés se tenaient dans un local du 10 Rue Monsieur le Prince, un bureau faisant office de bibliothèque, de salle de réunion et de salle de séminaires compressés. Ces séances ont été décrites, dans Introduction à la sémiotique narrative et discursive (Hachette, 1976), comme « un cycle de conférences hebdomadaires, données à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris), durant l’année 1974-1975 ». J’ai eu beaucoup de chance, c’était l’année où je commençais à suivre le Séminaire de Greimas, et donc, aussi, le Séminaire d’Introduction à la Sémiotique de Courtés. Du Séminaire de Greimas, à cette époque, on sortait ivre de concepts mystérieux, de raisonnements incompréhensibles mais enthousiastes, ainsi que d’une épaisse fumée qui nous maintenait en apnée pendant plus de deux heures ; du Séminaire de Courtés, parallèlement, on sortait avec l’illusion d’être un peu plus intelligents, et tout de même l’impression rassurante d’avoir compris quelque chose.
Joseph Courtés, avec la modestie qui le caractérisait, ne prétendait à rien d’autre qu’« introduire » (Introduction à la sémiotique narrative et discursive), « initier » (Analyse Sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Hachette, 1991), partager des exercices pratiques (Sémantique de l’énoncé. Applications pratiques, Hachette, 1989). Certes, il conduisait parallèlement des recherches personnelles, d’abord sans sa thèse d’Etat, Lévi-Strauss et les contraintes de la pensée mythique (Mame, 1973), ensuite dans un ouvrage dédié à son sujet favori, Le conte populaire. Poétique et mythologie (Presses Universitaires de France, 1986), mais il était clair pour tous que son rôle majeur était associé à la défense et illustration de la sémiotique structurale greimassienne. Position légitime, reconnue et assumée, dont la manifestation a culminé avec la rédaction, avec Greimas, des deux volumes de Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (Hachette, tome I, 1979 et tome II, 1986). Non seulement Joseph était nécessaire à la conception et à la mise en œuvre de ce projet considérable, mais en outre, et surtout dans les années de préparation du premier volume, en 1974-1978, il était le seul des sémioticiens de sa génération qui, à la fois, était en mesure de le faire, qui avait une compréhension intime et exhaustive de l’œuvre de Greimas, et qui avait surtout le caractère et la motivation pour un entier dévouement pendant quatre ans.
Mais, quand on connaît bien le Dictionnaire, si on sait sans trop de difficultés identifier les apports propres à Joseph Courtés, on mesure surtout la différence avec ses « Introduction », « Initiation », « Manuel » et « Exercices pratiques ». Dans ces ouvrages personnels, Joseph Courtés, maîtrisant parfaitement l’architecture théorico-conceptuelle de la sémiotique inventée par Greimas (pour l’essentiel dans Sémantique Structurale et Du Sens (I et II) et dans quelques-uns de ses articles majeurs des années 60-70), a converti cet édifice théorique dispersé en une théorie unifiée et une méthode. Greimas s’était lui aussi adonné au plaisir de l’« exercice pratique », dans son Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques (1976), mais la mise en œuvre d’une méthode n’était pas pour lui l’objectif premier, et, en outre, la méthode – très explicite – qu’il déployait dans cet ouvrage n’y était pourtant pas directement articulée à l’architecture théorique globale.
La contribution de Courtés nous apparaît, avec le recul, de grande portée : tout d’abord, il rassemble les diverses propositions successives de Greimas en un seul corpus théorique, ce qui en faisait un véritable organon – comme dira peu après Paolo Fabbri –, révélant ainsi sa cohérence profonde. Ensuite, il procède à une transposition systématique, patiente, parfois laborieuse, jamais complaisante : celle de ce corpus théorique, devenu unitaire et cohérent, en une seule méthode d’analyse. On peut lui attribuer l’invention d’une méthode de construction de la signification des objets soumis à l’approche sémiotique, voire une méthode d’interprétation. La différence principale entre son Introduction de 1976 et son Initiation de 1991 tient notamment au traitement de l’énonciation : récemment introduite dans l’organisation théorique d’ensemble, largement mentionnée dans le Dictionnaire de 1976, il fallait en tirer les conséquences méthodologiques, et modifier à la fois sa synthèse et les procédures d’analyse.
Il résume lui-même son projet de long terme dans une formulation qui ne laisse aucun doute sur son objectif et son positionnement personnel : « Certes, d’autres options théoriques sont également possibles dans la grande maison sémiotique : notre choix d’une sémiotique donnée (parmi d’autres possibles) est seulement fonction de son caractère opératoire et reproductible. » (Analyse Sémiotique du Discours, « Avant-Propos », p. 3). Quand on revendique la reproductibilité d’une démarche intellectuelle, on en projette et on en assume pleinement le caractère scientifique, en ce sens que la validation des résultats de cette démarche doit pouvoir être faite par les membres de la communauté scientifique, munis d’informations complètes et explicites sur les procédures et méthodes utilisées.
Quand on lit Joseph Courtés, dans ses œuvres consacrées à la théorie et à la méthode sémiotique, on croit toujours entendre le Professeur. Et par ailleurs, la plus grande partie des différents ouvrages qu’il a publiés entre 1976 et 2007 étaient conçus comme des ouvrages didactiques, et substantiellement inspirés des enseignements qu’il dispensait à l’Université de Toulouse Le Mirail. Mais au-delà de cet objectif local, Joseph Courtés a surtout été le médiateur essentiel de la théorie greimassienne. Aujourd’hui, on peut se dire, sans exagérer dans l’hommage, que si nous avons compris, globalement et dans le détail, la théorie de Greimas comme un ensemble cohérent, structuré, et méthodologiquement opératoire, nous le devons au travail considérable et au dévouement constant de Joseph Courtés à la cause sémiotique.
Jacques Fontanille, le 08.04.2023
Dans le récit de la vie intellectuelle de Joseph Courtés que vient de brosser Jacques Fontanille, on saisit immédiatement qu’il dessine aussi une forme de vie, telle qu’en sémiotique celui-ci en a prolongé le concept après Greimas. « Dévouement » : le mot qui la condense a été deux fois prononcé et je le reprends ici. Dévouement à une cause, comme il est dit ici-même, celle de la sémiotique narrative et discursive, qui a fait de Joseph Courtés le généraliste par excellence et, du même coup, le premier grand pédagogue de notre discipline. Avec toute la nébuleuse de valeurs qui enveloppe ce motif éthique : l’abnégation jusqu’au sacrifice, la fidélité jusqu’à l’effacement, la bienveillance jusqu’à la dispendiosité de soi-même. En sémioticien averti des opérations énonciatives, ces manifestations de l’embrayage jusqu’à l’absolu préservaient chez lui à tout moment la possibilité du débrayage. Ainsi, il commentait avec un léger sourire le foisonnement des tâches qui tombaient d’en haut, depuis le bureau de Greimas, sur le sien, en disant, fataliste amusé : « Deus dixit, facta sunt ». Sur fond de dévouement, l’humour avec d’autres traits, l’intelligence extrême, l’humilité et une certaine rondeur ecclésiastique, tout cela le dotait de ce qu’il faut pour cimenter un collectif.
Car le collectif l’habitait aussi d’une autre façon. Il avait, comme tous les sémioticiens du cercle greimassien, une double spécialité : d’un côté la sémiotique, de l’autre son propre champ d’étude. En scientifique pointu, il nourrissait l’un par l’autre. À l’heure où renaît, avec une vigueur renouvelée, l’ethnosémiotique, il n’est donc pas inutile de rappeler que le chantier de Joseph Courtés était précisément l’ethnolittérature, aux confins du mythe et de l’oralité. Spécialiste du conte merveilleux il explorait particulièrement, en son sein, la problématique des « motifs ». Concept rayonnant s’il en est, c’est le « motif » qui constitue le point d’orgue de sa contribution sémiotique. Il y avait consacré sa thèse de doctorat. Un bel ouvrage en est sorti plus tard, en 1986, aux Presses universitaires de France, dans la collection « Formes sémiotiques » qu’avait créée Anne Hénault. Jacques Fontanille ci-dessus le signale : Le conte populaire : poétique et mythologie. Ouvrage à lire pour les jeunes sémioticiens, ou à relire pour les autres : toute la genèse du concept de « motif » s’y trouve, depuis son origine plastique dans les travaux de Panofsky jusqu’à ses formes « thématico-narratives » en ethnolittérature. Or, l’intérêt est moins dans la chronologie qui a fait migrer cet objet d’un domaine à l’autre que dans l’établissement des nombreuses passerelles conceptuelles entre les deux.
Un de ses apports, de grande portée méthodologique, est d’avoir clairement imposé la distinction entre le figuratifet le thématique, deux niveaux soigneusement distingués dont il a exploré les si nombreuses voies de passage de l’un à l’autre sur le plan syntagmatique, les formes de leur interdépendance comme celles de leur autonomie relative, leur liberté et leur disponibilité sémantique. Il dégageait du même coup un des hauts-lieux du parcours génératif de la signification. Ainsi, le motif de « la lettre », son objet figuratif-fétiche – où se dessine du reste la figure du passeur qu’il fut –, pouvait partager ses contenus thématiques entre /information/ et /protection/, avec les implications actantielles corrélées de l’une et l’autre thématisations. Les professionnels de la lettre de recommandation s’y reconnaîtront. Mais chemin faisant, il faisait aussi apparaître une autre dimension, paradigmatique cette fois, de la signification figurative, celle des contenus connotatifs qu’elle véhicule. Il disposait ainsi, dans le cadre aujourd’hui un peu rigide à nos yeux d’une approche structurale, l’espace des condensations et des dilatations, des latences, des ambiguïtés et des ouvertures du sens.
On se souvient aussi des débats sur l’intertextualité, sur l’interdiscursivité, sur cette hybridation généralisée qui, objet de mode ou pandémonium, occupait à cette époque – dans les années 70 – les esprits en quête de réponses, de mots d’ordre et de solutions parfois hâtives à la complexité. On restait dans le flou. Joseph Courtés, avec son travail patient de folkloriste sémanticien, voyait dans le motif un des instruments essentiels de la migration des contenus narratifs et discursifs de texte en texte et de culture en culture. Du fait de leur itération, de leur reprise ici et là, de leur répétition partielle, les motifs pouvaient être considérés comme des vecteurs analysables de l’intertexte. Entre un noyau syntaxique invariant, une figurativité sémantique connotativement modulable et une généreuse disponibilité thématique, ils formaient en quelque sorte des véhicules de transit. Et ils pouvaient aussi suggérer, du fait de la description formelle de leurs constituants telle que la proposait Joseph Courtés, de véritables modèles d’analyse pour des investigations sur des objets plus larges, verbaux ou non verbaux, langagiers ou comportementaux.
Enfin, et plus profondément, en écoutant une intervention récente, le 22 mars 2023, d’Yves-Marie Visetti au séminaire international de sémiotique à Paris, il m’a semblé que toute la modernité des travaux de Joseph Courtés était en train de resurgir. L’orateur, pour autant qu’il soit possible d’évoquer en quelques mots un exposé particulièrement complexe et stimulant, s’appuyait « sur une certaine notion de motif ». Et il retenait au premier chef l’indispensable et intrinsèque dimension de reprise qu’elle comporte. C’est même de cette reprise que découle la valeur, au sens saussurien, c’est-à-dire la signification. La valeur n’est pas déjà là, elle n’est pas préalablement constituée ni instituée. Elle se forme en cheminant. La progressive concrétion de la valeur-sens par la relation différentielle émerge de la dimension économique de la transaction qui bat « monnaie », c’est-à-dire de la relation interlocutive tout autant que pragmatique entre individus qui fait advenir cette valeur-sens. Transaction récursive qui appelle transaction qui appelle transaction qui appelle… dans le mouvement circulaire de la valeur. Le motif – dans son acception courtésienne cette fois – est bien une des formes essentielles qui résultera de cette concrétion. Des formants s’y figent, la stéréotypie les consolide, elles entreprennent le grand voyage du partage et se disposent à transiter tout en restant, fantômes du sens, intrinsèquement altérables. Les propositions analytiques de Joseph Courtés, qu’elles se dégagent de l’opposition entre les « robes mystiques » et la « peau d’âne », ou des gradations entre figures triadiques comme « noix / noisette/ amande » ou bien « soleil / lune / étoile », permettent non seulement de plonger, comme il l’écrit lui-même, dans « la densité sémantique de nos traditions populaires » (p. 242 du même ouvrage), mais plus encore d’interroger les mécanismes de formation du sens, ses manières d’apparaître dans l’« expression croisée » de la valeur.
Et si, sortant de la modestie et du dévouement qui semblent si bien s’ajuster à sa personne, Joseph proclame haut et fort, à la fin de cet ouvrage : « Pour une sémio-poétique », c’est qu’il en a assez patiemment tissé les fils pour en faire un programme de recherche. Et c’est surtout que derrière l’appareil théorique et le souci méthodologique, vibre une sensibilité particulière aux objets du monde les plus familiers, les plus ordinaires, les plus quotidiens : ceux de nos campagnes d’ici et d’ailleurs. De cette sensibilité figurative qui me semble au fondement de toute ethnosémiotique, il a été, on peut le dire, un précurseur.
Denis Bertrand, le 10.04.2023