Hommage à Michel Le Guern

Michel Le Guern

(1937-2016)

 

« Les Pensées sont les papiers d’un mort. » Michel Le Guern écrit cette phrase énigmatique en incipit de la Préface à son édition des Pensées de Pascal[1]. Elle résume un homme, simultanément philologue, sémanticien et humaniste. Dans sa simplicité factuelle, la phrase exprime d’abord une position théorique. Ni œuvre posthume, ni composition d’aphorismes, l’ouvrage qui fut appelé après-coup Pensées est un simple dossier de notes préparatoires à un livre qui, la mort aidant, ne verra jamais le jour. Le seul ordre de présentation qui vaille est alors celui dans lequel on les a trouvées. C’est bien le pivot de la démarche : l’inachèvement d’une œuvre à l’état de fragments figés à jamais et qui, dès lors, ne peuvent être publiés que tels quels. Avec cette proclamation d’humilité, Michel Le Guern rejette toutes les recompositions ultérieures qui impliquent une entrée par effraction dans les intentions supposées de l’auteur et se soumettent en réalité à la doxa de leur époque. Cet incipit est ainsi le foyer d’une réflexion philologique.

« Les Pensées sont les papiers d’un mort. » A l’écoute extrême du sens, le sémanticien prend les mots à la lettre. L’étrangeté de la phrase vient de la rencontre improbable de ces trois noms, « pensées », « papiers » et « mort », tous trois unis par un fil ténu qui tient au caractère métonymique de chacun d’eux. L’interprétation y cherche les traits isotopants susceptibles de les unir. Elle les découvre et perçoit même l’esquisse d’un récit de vie, depuis la subjectivité vivante des pensées jusqu’à sa disparition dans le cadavre, le temps de déposer une trace sur le support matériel du papier.

Or, par trois fois, cette même phrase revient dans le texte de Michel Le Guern. « Les Pensées sont les papiers d’un mort. » Elle sonne comme un refrain. Bien sûr, ça n’en est pas un, parce qu’elle assure à chaque fois son rôle d’argument au sein d’un contexte particulier. Et pourtant, dans la circonstance actuelle qui a attiré notre regard sur le texte de la Préface, la phrase prend cette résonance méditative. Et une nouvelle signification, plus large, se manifeste. C’est la réflexion un peu désabusée de l’humaniste qui, par contagion peut-être avec l’auteur qu’il a tant lu et tant étudié, reconnaît à l’œuvre de toute vie un caractère forcément épars. Des papiers.

La bonne distance caractérise aussi l’œuvre de Michel Le Guern. Elle est un modèle d’équilibre. Compagnon de route des sémanticiens structuralistes il est resté aussi philologue à l’ancienne. Passeur de la modernité, il l’a été également de la tradition. L’une est au service de l’autre et réciproquement. On se souvient par exemple que, pour lui, l’analyse sémantique de la métaphore offrait une garantie scientifique à l’analyse sémique, bloquant par définition le recours aux éléments parasites du monde naturel qui brisent le principe d’immanence : « L’analyse qui se fonde sur les emplois métaphoriques, écrit-il, offre l’avantage d’isoler les constituants linguistiques, ou sèmes, en raison de la nature métalinguistique du mécanisme de la métaphore. »[2] C’est ainsi qu’il rend hommage à Greimas et à son approche de l’analyse sémique tout en réclamant simultanément la prise en compte de la relativisation diachronique des significations.

Ainsi, homme de la justesse et de la médiété, c’est un grand compagnon de la sémiotique qui nous quitte, incarnant au mieux cette filiation que Greimas revendiquait pour la discipline naissante qu’il créait : la sémiotique est fille de la philologie.

Denis Bertrand

Président de l’Association Française de Sémiotique

[1] Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 9, 11, 13.

[2] Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Larousse, 1973, p. 115.