Il y a un peu plus d’un an, Paolo Fabbri rendait hommage à Marcel Detienne, décédé peu avant, et l’intitulait « Memorie felici e concetti indelebili ». Aujourd’hui, une pensée de Marc-Aurèle me revient grossièrement à l’esprit, à propos de ces gens qui avaient accompagné le départ des autres et qui étaient emportés à leur tour, après un laps de temps bref ou long : finalement l’ampleur de l’écart ne faisait aucune différence, n’avait aucune importance. D’autres rapporteront mieux que moi, qui l’ont davantage fréquenté (Paolo, non Marc-Aurèle), les anecdotes savoureuses liées à leurs rencontres, les intuitions fulgurantes où ils s’abreuvaient et les concepts complexes et critiques dont ils se nourrissaient auprès de lui. Nous savons que la moisson des trois espèces fut richissime – continuera de l’être par l’écrit ou la vidéo. Pour moi, je voudrais borner mon petit propos de deux dates, de deux minuscules moments de mémoire heureuse et de mémoire de mémoire : un, au début de notre relation, quelques années après que, grâce à la générosité de Jean-Claude Coquet nous avions fait connaissance à l’Institut Italien de Paris, le souvenir émerveillé que Paolo gardait, et il en témoigna régulièrement pendant au moins une et plutôt deux décennies, d’un dîner assez somptueux que nous fîmes au château de Chambord pour le premier Congrès de l’AISIM (AISV depuis); deux, le souvenir ému que ma femme et moi gardons, lors du IXe Congrès, vingt ans après le premier, d’un apéritif campo Santa Margherita, où Paolo nous initia aux subtilités du spritz vénitien. Entre les deux, et aussi outrepassant ces bornes, bien sûr, je conserve, un peu hébété toutefois par la soudaine et douloureuse disparition de son support physique, charnel, l’exacte image de ce qu’est pour moi l’intellectuel italien type, qui, avant même d’écrire ou de s’exprimer en public, parle en privé avec autant de science et de profondeur d’un match de foot que d’un passage de Raymond Lulle, avec autant de légèreté et d’humour d’un passage de Raymond Lulle que d’un match de foot. Mais plus, mais mieux, et c’est décisif, l’intellectuel italien modèle : celui-ci se différencie de celui-là parce que ces alliances de contraires et ces renversements de perspectives ne sont pour l’un, souvent, que jeux de scintillements et de séductions finissant, parfois très tôt, par paraître vains, pour l’autre la brillance et le flamboiement peuvent, inversement, d’abord dérouter ou laisser planer le doute, mais apparaissent tôt ou tard dans leur vérité féconde, digne de notre admiration et de notre reconnaissance. Et ce sont alors, et pour toujours « memorie felici e concetti indelebili », accompagnant notre infinie tristesse.
Michel Costantini
Professeur émérite de sémiotique
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis