du 28 au 30 août 2024
Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne
colloque organisé par l’Association Française de Sémiotique.
Présentation
Pour la sémiotique greimassienne, la vie, considérée comme le terme positif d’une catégorie vie/mort, fournit la première articulation de l’univers sémantique individuel. Les infinités de degrés à parcourir sur cet axe vie/mort constitueraient alors pour Greimas une sémiotique de l’existence (Greimas, DTL, 1979, entrée : vie). En 2023, la crise écologique nous invite à revoir ces correspondances individuelles et sociales en considérant « le vivant » comme une mise en cause de la coupure nature/culture (Descola, 2005). En effet, le terme « nature » s’est révélé confus, polysémique, mais également normatif en imposant un certain « ordre naturel » par lequel nous tentons de dominer et domestiquer une nature à la fois mécanique (calculable) et sauvage (comme opportunité de civilisation). Par la prise de conscience de cette conception naturaliste opposant nature et culture, les chercheurs ont progressivement fait émerger l’opposition humain/non humain, terme neutre mais toujours anthropocentré. Puis se sont succédé les termes biodiversité, milieux ou environnement pour décrire les zones critiques dans lesquelles se mêlent existences humaines et non humaines. Plus récemment, « le vivant » se présente comme un terme neutre, moins anthropocentré que non humain, moins dualiste que nature. Parler de vivant permettrait alors de décrire un monde texte « tissé de vivant » et stratégique, affectant autant que nous l’affectons (Berthier& Péan, 2022). Le terme vivant introduit toutefois une nuance supplémentaire, héritée de l’opposition vie/mort, le souffle de la vie qui circonscrit le monde aux existants animés par exclusion des minéraux.
Ce tournant épistémologique du vivant (un life turn ?), qui est aussi un réveil de la sensibilité, s’accompagne d’invitations à observer les manières d’être vivant (Morizot 2020) des existants non humains. Centrées sur l’observation et la possibilité d’une rencontre sensible, de telles invitations oblitèrent néanmoins l’écueil que constitue le dire du vivant. Dès lors qu’il est pris en charge par un langage, le vivant nous apparaît en effet nécessairement construit, ce qui réintroduit un anthropomorphisme à travers la représentation (Goodman 1968). Reconsidérer la place des végétaux dans les tableaux pour les affranchir de leur statut de décor ou reconsidérer le statut de symboles des animaux (Zhong Mengual 2021), par exemple, n’élude pas ce problème de naturalisation du vivant, mais témoigne seulement du nouveau statut que nous donnons aux plantes et aux bêtes, et que le langage nous permet de saisir. Ce sont seulement d’autres manières de naturaliser le vivant. Les textes restituent la façon dont nous considérons ces existants, nous permettant d’observer les contrastes diachroniques et diatopiques, l’évolution de notre relation aux végétaux et animaux dans le temps et l’espace (Descola 2010).
Le vivant ainsi conçu n’est pas seulement représenté dans ses formes, mais traversé par le souffle qui le caractérise. En ce sens, il doit être construit en tant qu’effet de vivant. Or quelques exemples suffisent à témoigner de l’extension de cet effet à toutes sortes de textes. Projet central de l’ekphrasis, il trouve sans doute sa plus belle expression dans le portrait qui s’efforce de capturer l’énergie du modèle et, enjeu principal des images, pourrait même caractériser les œuvres abstraites que la symétrie expose, avant toute association des formes et des couleurs, au risque de l’immobilité (Kandinsky 1991[1926]). Particulièrement discuté à propos des photographies, cet effet de vivant produit par le bougé a donné a contrario consistance à la conception morbide héritée de Barthes (1980). Le mouvement, associé à la corporalité, accorde au cinéma un indice de réalité supplémentaire, ce mode filmique de la présence (Metz 1968 et 1972) laissant au spectateur l’impression d’assister à un spectacle qui se déroule hors de l’image. Merleau-Ponty (1964, p. 87) a du reste décrit cette précession qui permet au cinéma de rendre le mouvement continu comme dans la perception en raison de l’unité de l’image en mouvement et du son. Les mondes immersifs numériques d’aujourd’hui tels que les plateformes vidéo-ludiques et celles du métaverse partagent tous cette caractéristique de simuler les effets de vivant et de réel au moyen de procédés rhétoriques variés (mouvements, rythme, gestualité, effets de cinétisme, etc.). Si la performance et les arts que l’on appelle précisément vivants sont concernés au premier chef, ce n’est pas, comme le laisserait supposer une approche positiviste, parce qu’ils recueillent cette vie « déjà faite », mais bien parce qu’ils en construisent les signes, la théâtralisent afin de la faire signifier. Ils font en somme résonner la vie pour la dire.
Ces effets réunissent de même tous les discours verbaux, la figure de l’hypotypose, qui permet de décrire une scène en donnant l’impression de la vivre, caractérisant le projet de la littérature aussi bien que celui de l’écriture journalistique. S’il caractérise toutes sortes de textes et de pratiques discursives, cet effet de vivant pourrait-il concerner les textes produits par la vie sociale qui, eux aussi, manifestent une intrigante instabilité produisant des cycles, comme celui de la mode (Barthes 1967), par exemple ? Pour Hermant (1959), ce changementde la mode est « signe de vie ». La recherche de la nouveauté dans les arts et les sciences, l’impératif d’innovation qui guide les sociétés contemporaines, pourraient-ils résulter de cette même quête ? Tous les langages que nous construisons pourraient ainsi le reproduire et témoigner, au-delà d’une intentionnalité, d’une intention. N’apprend-on pas, dès l’école, à rédiger de façon vivante ?
Ces quelques exemples donnent la mesure de l’effet de vivant : tous les langages, suivant les possibilités de leurs supports, s’efforcent, par divers procédés rhétoriques, à l’instabilité, au mouvement, à l’animation, comme s’ils craignaient la fixité que Barthes (1980) assimile à la mort en la réservant à la photographie. Pour décrire ces effets de sens, la sémiotique a mobilisé des catégories apparentées : présence/existence, existence/expérience et plus récemment, diffusée à partir de l’anthropologie (Gell 2009 [1998] ; Descola 2015), celui d’agence (Fontanille et Couégnas 2018) qui introduit l’idée que les objets, initialement les objets artistiques, sont capables d’action, un énonciateur y ayant déposé une intentionnalité (traduction possible du terme originel agency). Comment ces différents concepts sont-ils interrogés par le tournant épistémologique du vivant ? Celui-ci pourrait-il initier un nouveau champ sémantique en adéquation avec un rapport au monde redéfini ?
En s’attachant aux faits du vivant et effets du vivant, cet AAC se situe dans un mouvement interdisciplinaire où la sémiotique dialogue avec l’anthropologie (Ingold 2021), la philosophie (Jullien 2011) et les arts (Pierre 2001-2002 ; Caliandro 2022), mais aussi avec les sciences de la vie et les sciences dites exactes. La thématique du vivant n’est certes pas neuve pour la biosémiotique ou une sémiotique du discours qui s’est articulée aux sciences du vivant pour observer les modes d’existence des existants non humains. La longue tradition biosémiotique postule en général l’existence du vivant, et la distinction entre vivant et non-vivant, en préalable à son analyse sémiotique. Nous proposons ici une approche alternative et complémentaire : traiter de la vie comme d’un effet de sens permet en effet non seulement de renouer le lien avec une phénoménologie du vivant, mais aussi et surtout d’interroger cet effet de sens sans aucun apriori concernant ce qui est de l’ordre du vivant et ce qui n’en est pas en se concentrant sur la manifestation de l’animation, de la subjectivité. C’est alors la construction de la signification, à partir de l’effet de sens, qui dégagera des propriétés sémiotiques de ce qui se donne à saisir comme vivant, et, en retour, permettra d’interroger à nouveaux frais les classifications ontologiques. Dans le concert interdisciplinaire qui se consacre aujourd’hui au vivant, cette approche originale permet donc à la sémiotique d’assumer une place conforme à son projet historique centré sur l’étude des langages et les méthodes de la signification, d’y affirmer son identité et de s’ouvrir aux autres champs disciplinaires qui s’intéressent à la même question. Il s’agit d’interroger les langages, dans toute leur variété, de faire le lien entre les pratiques et les textes (Fontanille 2008), pour se demander comment est produit l’effet de vivant.
Bibliographie
Barthes, Roland (2014 [1967]), Système de la mode, Points.
Barthes, Roland (1980), La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil.
Berthier, Sylvie & Péan, Valérie, « La nature est morte, vive le vivant ? », entretien avec Catherine Larrère, Sesame n°11 L’envers du vivant, pp. 48-50.
Bertrand, Denis et Canque, Bruno, « Sémiotique et biologie. Le « vivant » sur l’horizon du langage », Signata n°2, 2011 La sémiotique, entre autres, p. 195-220 <https://doi.org/10.4000/signata.667>
Caliandro, Stefania (2022), Vibration. Esthétiques et théorie de l’art, inédit du dossier d’habilitation à diriger les recherches, Sorbonne université.
Coccia, Emanuele (2016), La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Rivages et Payot.
Coccia, Emanuele (2020), Métamorphoses, Rivages et Payot.
Coccia, Emanuele (2021), Philosophie de la maison. L’espace domestique et le bonheur, Rivages.
Darrault-Harris, Ivan, et Fontanille, Jacques (dirs., 2008), Les âges de la vie ; sémiotique de la culture et du temps, Presses universitaires de France.
Darrault-Harris, Ivan et Zinna, Alessandro (dirs., 2015), Formes de vie et modes d’existence ‘durables’, actes du colloque d’Albi 2015, éditions Camso Actes http://mediationsemiotiques.com/archives/9431
De Luca, Valeria (dir., 2020), Le sens de la performance : à partir des arts vivants, Signata n°11, <https://doi.org/10.4000/signata.2606>>
Descola, Philippe (2005), Par-delà nature et culture, Gallimard.
Descola, Philippe (dir., 2010), La fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, Musée du quai Branly-Somogy.
Descola, Philippe (2015) « La double vie des images », Penser l’image II. Anthropologies du visuel (Alloa, Emmanuel dir.), pp. 130-145.
Descola, Philippe (2021), Les Formes du visible, Gallimard.
Fontanille, Jacques (2008), Pratiques sémiotiques, Presses universitaires de France.
Fontanille, Jacques et Couegnas, Nicolas (2018), Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique, Presses universitaires de Limoges.
Gell, Alfred (2009 [1998]), L’art et ses agents – Une théorie anthropologique, traduction française, Presses du réel.
Goodman, Nelson (1976 [1968]), Langages of art: an approach to a theory of symbols, Hackett Publishing Company.
Greimas Algirdas Julien et Courtés Joseph (1993[1979]), Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette.
Hallé, Francis, (2011), La Vie des arbres, Bayard.
Hallé, Francis, (2016), 50 ans d’explorations et d’études scientifiques de la forêt tropicale,
MUSEO Editions, prix de la Nuit du Livre (catégorie Livres responsables 2017).
Hallé, Francis, (2016), 50 ans d’observations dans les jardins botaniques du monde, MUSEO Éditions.
Hermant, André, « De la mode », Formes utiles, Salon des arts ménagers, Paris, pp. 131-132, dans Alexandra Midal (2013), Design, l’anthologie, Genève, Cité du design de Saint-Etienne-Ecole supérieure d’art et design-Haute école d’art et de design de Genève.
Ingold, Tim (2011), Being Alive. Essays on Movement, Knowledge and Description, London, Routledge.
Ingold, Tim (2014), Making and growing: Anthropological Studies of Organisms and Artefacts (Anthropological Studies of Creativity and Perception), London, Routledge.
Jullien, François (2011), Philosophie du vivre, Paris, Gallimard.
Kandinsky, Wassily (1991[1926]), Point et ligne sur plan, traduction française, Paris, Gallimard, Folio essais.
Merleau-Ponty, Maurice (1994 [1945]), Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
Merleau-Ponty, Maurice (1985 [1964]), L’œil et l’esprit, Gallimard, collection Folio Essais.
Merleau-Ponty, Maurice (1968), Cours au collège de France (1952-60), Paris, Gallimard.
Meschonic, Henri (1982), Critique du rythme. Anthropologie du langage, Lagrasse, Verdier.
Metz, Christian (1968 et 1972), Essais sur la signification au cinéma, tomes 1 et 2, Paris, Klincksieck.
Morizot, Baptiste (2020), Manières d’être vivant : Enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud.
Pierre, Arnauld (2001-2002), « De l’instabilité. Perception visuelle/corporelle de l’espace dans l’environnement cinétique », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 78, pp. 40-69.
Zhong Mengual, Estelle (2021), Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Actes sud.
Zinna, Alessandro, Deni, Michela & Gisclard, Béatrice (dirs., 2022), La vie. Modes d’emploi et stratégies de permanence, Collection Actes, Toulouse, Éditions CAMS/O, <https://mediationsemiotiques.com/>
Appel à communication
L’AFS lance un appel pour des communications de 30 et 20 mn.
Trois axes de recherche sont proposés qui permettent de réunir différentes approches de la sémiotique et trois échelles d’observation :
Axe 1. L’épistémologie du vivant.
Maria Giulia Dondero ; Veronica Estay-Stange ; Lia Kurts
Il s’agit d’observer le déplacement du sens du vivant à partir de la catégorie nature/culture et de le préciser. Quels sont les enjeux de ce déplacement sémantique et anthropologique ? Quels découpages dessinent quels mondes?
Axe 2. Les représentations du vivant.
Juan Alonso Aldama ; Ludovic Chatenet ; Valeria de Luca
Il s’agit de comprendre comment les cultures représentent le vivant, donc comment elles le considèrent, en mobilisant des variables diachronique et diatopique. L’étude des productions culturelles (mythes, récits, artefacts, etc.) permet de saisir leur rapport au vivant (existants humains et non-humains, végétaux et animaux, divinités).
Axe 3. Les rhétoriques du vivant.
Anne Beyaert-Geslin ; Valérie Brunetière ; Audrey Moutat
Il s’agit d’observer comment les genres, statuts (artistique, juridique, scientifique, etc.) de textes (verbaux, non-verbaux, etc.) et supports d’images (peinture, photographie, cinéma, image numérique, etc.) produisent « l’effet de vivant ». A travers cette approche, on peut préciser les possibilités de chacun d’eux, entrer dans leur intimité, les comparer pour comprendre comment le mouvement est produit ou simulé.
Organisation :
– Les langues de travail du Congrès sont le français et l’anglais. En cas de communication dans une autre langue, prévoir un diaporama en français.
– Les propositions de communication s’inscrivent en sémiotique. L’interdisciplinarité est encouragée dans les domaines des sciences du langage et des sciences de l’information et de la communication, et dans tout champ disciplinaire pouvant dialoguer avec l’épistémologie (le patrimoine conceptuel de la) sémiotique.
– Les propositions pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes proposés. Les résumés préciseront cette inscription et indiqueront s’ils privilégient la discussion théorique ou le traitement d’un corpus (ou terrain).
– Les auteurs sont invités à soumettre une proposition de communication anonymisée.
– Indiquant le titre de la communication ; 3 à 5 mots-clés ; Un résumé de 1200-1500 caractères, espaces compris, précisant la problématique ou l’hypothèse, la méthodologie ainsi que le corpus étudié (si travail sur corpus) avec une courte bibliographie de référence (3 titres maximum).
– Dépôt du résumé sur: https://congresafs2024.sciencesconf.org/
Comité scientifique
Anne Beyaert-Geslin, PR, Université Bordeaux Montaigne, présidente ; Juan Alonso Aldama, MCF HDR, Université Paris Cité, Vice-président ; Valérie Brunetière, PR, Université Paris Cité, Secrétaire ; Audrey Moutat, MCF, Université de Limoges ; Vivien Lloveria, MCF, Université de Limoges ; Maria Giulia Dondero, Directrice de recherche, FNRS/Université de Liège ; Ludovic Chatenet, MCF, Université Bordeaux Montaigne, Conseil des jeunes chercheurs ; Julien Thiburce, post-doctorant, Université Lumière Lyon 2, Conseil des jeunes chercheurs ; Sébastien Thomas, Doctorant, Conseil des jeunes chercheurs ; Céline Cholet, MCF, Université catholique de l’ouest, Conseil des jeunes chercheurs ; Valérie de Luca, MCF, Université de Limoges, membre du bureau ; Nicolas Couégnas, PR, membre du bureau ; Pierluigi Basso, PR, Université Lumière Lyon 2 ; Veronica Estay Stange, Université Paris Cité, chargée de cours ; Lia Kurts, MCF, Université Bordeaux Montaigne.
Calendrier
– Envoi des propositions de communication avant le 30 janvier 2024
– Retour des évaluations par le comité scientifique à partir du 30 mars 2024