Colloque international « L’appropriation sémiotique : l’interprétation de l’altérité et l’inscription de soi »

28 et 29 novembre 2016
Lyon

organisé par Confluences Sémiotiques

COLLOQUE « L’APPROPRIATION SÉMIOTIQUE :

L’INTERPRÉTATION DE L’ALTÉRITÉ ET L’INSCRIPTION DE SOI »

ENS de Lyon, Lettres et Sciences Humaines, Amphithéâtre Descartes
15 Parvis René Descartes, Lyon

Argumentaire

Une sémiotique de l’appropriation ouvre plusieurs perspectives de réflexion théorique :

  1. Le parcours de l’appropriation : la première est la relation entre sémiotique et herméneutique : le cercle herméneutique, qui peut démarrer d’une prise philologique de l’objet, dessine un parcours narratif de l’interprétation qui passe par l’explication, la compréhension pour se terminer avec l’
  2. Les marques de l’appropriation : la deuxième piste concerne l’inscription de traces de subjectivité sur les objets, matériaux ou numériques. Forme d’embrayage à posteriori, l’appropriation est la légitimation d’une relation privilégiée entre l’identité de l’objet et l’identité de son propriétaire.
  3. L’adéquation de l’appropriation : une troisième acception est l’appropriation en tant qu’adaptation fonctionnelle, où on peut mesurer se mesure une justesse de la relation entre l’objet et le sujet, jusqu’à la symbiose réalisée par la prothèse.

On peut bien attester des appropriations certifiées, statutaires, surveillées, mais le besoin de coder l’appropriation et d’encadrer sa pratique démontre que finalement le parcours d’appropriation est toujours asymptotique, incertain et non permanent, c’est-à-dire susceptible de changement. Il s’ensuit que l’appropriation n’équivaut pas à la thésaurisation, car elle prétend que le « propre » soit présentifié et intégré. De l’autre coté, l’incorporation représente le risque opposé, vu que l’appropriation deviendrait une simple consommation, une réduction de l’altérité aux valeurs définitoires du soi.

L’appropriation prévoit une sur-inscription des marques du propriétaire, mais ce dernier doit s’adapter et valoriser les propriétés d’origine de l’objet. On peut alors ajouter une étape narrative avant l’appropriation, c’est-à-dire la familiarisation, ce qui donne l’autorisation à « rendre propre » quelque chose. La temporalisation de la proximité et le caractère progressif de l’acquisition donnent au parcours de jonction et d’inscription l’allure de ce qui convient, qui est propre. L’accélération de l’appropriation risque d’apparaître déjà une expropriation. La familiarisation semble attribuer de manière progressive une généalogie commune à l’objet et à son usager, un destin partagé.

L’appropriation en herméneutique ne peut que représenter l’étape finale d’une disponibilité réciproque du texte et de l’interprète à se transformer, à trouver une forme de convergence dans l’écoute réciproque. Toutefois, dans l’appropriation, comment pouvons-nous reconnaître encore une distinction entre la lecture critique et l’usage, entre l’analyse philologique et la réinscription dans un contexte nouveau ? Chez Ricœur, l’éthique de l’interprétation passe à travers la Verfremdung opérée par le texte qui conditionne activement la compréhension. Bref, s’il y a une appropriation, celle-ci est possible seulement après la « distanciation du texte » (Ricœur 1986, Du texte à l’action).

L’appropriation abusive est une occupation déproblématisée à envisager pour elle-même, une soustraction de l’objet à sa circulation originelle. L’appropriation des savoirs, vu leur circulation sans occultation de la source, semble profiter de conditions exceptionnelles. Au fond, le savoir reste l’exemplification de référence de ce qui doit être un bien public : c’est pourquoi on arrive à identifier la culture avec les savoirs. L’appropriation abusive ne peut rien contre l’intimisation diffuse des savoirs.

De l’autre coté, les savoirs ont une légitimation indépendante, ce qui suggère une dignité au moins paritaire entre l’objet hérité et celui qui en hérite. Il est évident que la notion d’appropriation a une relation avec le concept de transmission, mais elle en renverse la polarisation de l’action : les gestes d’appropriation seraient plus cruciaux et marquants que les irradiations de l’information et les gestes d’énonciation institutionnelle. En même temps, l’énonciation n’est plus conçue comme une mise en présence des valeurs, immédiatement disponibles à l’énonciataire, mais comme un opérateur d’asymétrie, de distanciation, un révélateur d’hétérogénéité des perspectives et des axiologies.

On peut se poser la question si entre la compréhension et l’appropriation, la familiarisation n’implique pas aussi un mouvement d’appréciation, où la différence de la voix d’autrui commence à trouver une commensurabilité, une adéquation à des canons d’évaluation et en même temps une émergence d’innovation compatible. L’appréciation peut apparaître comme une appropriation retardée afin d’opérer une plus grande sélection.

Il faut travailler sur les modèles sémiotiques de l’appropriation, car il n’y a pas d’apports remarquables dans la littérature existante, malgré une série de contributions récentes qui semblent envisager cette élaboration. D’ailleurs, une sémiotique des pratiques semble suggérer cet avancement théorique vers une réception active et traçable. Parmi les modèles possibles, on pourrait se poser la question si l’appropriation est une introjection assimilative, ou si en revanche elle ne réalise qu’un front de suture, d’adéquation entre l’acteur et son entour culturel. L’appropriation convoquerait et problématiserait alors l’adéquation du sujet à sa sémiosphère de référence (l’approprioception d’Alain Berthoz).

En tout cas, l’appropriation semble questionner tous les domaines, montrer une moralisation de ses différents degrés de pratique (de la citation au plagiat, en passant par la traduction, la réécriture, l’adaptation, etc.), trouver un ancrage spécifique dans les sciences du langage (la question du parcours d’interprétation) et dans la didactique. En plus, l’appropriation est à la base des conditions de diffusion et de pérennisation d’une culture mais elle peut favoriser aussi la résistance de l’altérité à l’homogénéisation conditionnée par l’ « empire » d’une épistémè, avec tous ses plis autoréflexifs.

Sur le plan thématique et du point de vue des retombées sociétales de cette recherche, l’appropriation est aujourd’hui une question cruciale vu l’affaiblissement de son paradigme herméneutique et la multiplication des pratiques de pillage des productions déjà existantes, souvent sans mentionner la source d’origine. La normalisation d’une esthétique plunder semble réduire aussi la perception publique du plagiat et l’assimilation de la production d’autrui peut apparaître comme la conclusion logique de la « consommation » culturelle (voir à ce propos la campagne de sensibilisation contre le plagiat promue par l’université Lyon 2 sur son site à partir de septembre 2015). Par ailleurs, la globalisation n’a pas manqué d’exhiber une sollicitude diffuse pour l’appropriation des productions locales ou exotiques, afin de les réduire à de simples variables de la mode mainstream qui ne connaît ni philologie ni écologie (donc, aucune vision destinale). Se pose alors le problème d’une éthique de l’appropriation.

Si l’appropriation se confirme, elle se préoccupe immédiatement d’ajouter la « marque » de propriété, de sorte que l’altérité de l’objet puisse devenir une extension de l’identité du propriétaire. Il y a alors toute une activité sémiotique pour signaler l’appropriation, dans le cadre de l’implémentation de l’objet (mise en scène) ou directement sur la surface matérielle de ce dernier.

Paradoxalement, là où l’appropriation n’a jamais posé de problème, c’est-à-dire le domaine des connaissances (le savoir est une valeur collective et participative), elle semble devenir un objectif de plus en plus facultatif et lourd à soutenir, vu la présence simultanée et disséminée de moyens de stockage et de traitement de l’information. Aux possibilités de formation à distance se substitue le paradigme insoupçonné d’une distance de la culture, de manière à la manipuler mieux et plus librement. La visualisation des données n’a pas de profondeur et l’imaginaire est de plus en plus peuplé par le mythe de la signature one-off, du « compostage » numérique de la présence que le selfie finalement réalise en tant qu’appropriation minimale du lieu et de la situation.